Dans le cadre de l’engagement de l’Ordre envers l’antiracisme, nous reconnaissons l’importance de faire entendre des voix diversifiées et de premier plan au sein de la profession. De même, nous reconnaissons les avantages de la discussion et du partage d’expériences, de perspectives et de réflexions. Cet espace est dédié aux EPEI qui s’identifient comme appartenant à la communauté des Noirs, Autochtones et personnes de couleur. Si vous souhaitez contribuer à cette conversation, veuillez nous envoyer un courriel à csrteam@ordre-epe.ca.
Réimaginer les services à l’enfance dans un monde après George Floyd : Lettre ouverte
Chères et chers collègues et ami(e)s,
Je me demande souvent si j’ai choisi la bonne profession. Je me demande si je ne suis pas juste embourbée dans les rouages du racisme institutionnel et systémique que je mets constamment mes étudiants au défi de désapprendre? Est-ce que ma voix est entendue, ou d’ailleurs celle de mes ancêtres qui m’ont précédée? Est-ce que je reproduis les mêmes idéologies, et est-ce que je fais partie d’un système que je crois de tout cœur préjudiciable aux jeunes enfants? Après la mort de George Floyd, ces questions sont d’autant plus flagrantes.
En tant que femme noire, je me réveille en pensant au meurtre de George Floyd et à ses conséquences, et je m’endors en y pensant aussi. Pourquoi a-t-il fallu tant de morts et de violence contre les Noirs pour que le monde s’intéresse au racisme incessant dont ils sont victimes? Pourquoi suis-je soudainement inondée de ressources antiracistes, de documentaires sur les Noirs, d’auteur(e)s noir(e)s et de littérature qui ont pourtant toujours existé? Pourquoi vous, mes collègues praticiennes et praticiens de la petite enfance, administratrices et administrateurs, dirigeant(e)s et professeur(e)s, n’êtes-vous pas indignés? Pourquoi les étudiants m’appellent-ils pour me dire ce qu’il faut faire, alors que de nombreux leaders du secteur choisissent de se taire?
Ce moment de notre histoire met plus que jamais en lumière la nécessité de reconceptualiser notre façon de penser et d’exercer la profession d’éducatrice et d’éducateur de la petite enfance si nous voulons progresser en tant que vecteur de justice sociale, d’équité et de droits de l’homme. En d’autres lieux, j’ai salué des travaux sur l’antiracisme, préconisé la théorie critique de la race dans les milieux de la petite enfance et j’avais prévu d’écrire un nouvel article universitaire appelant à un nouveau cadre théorique en éducation de la petite enfance. Mais au lieu de cela, je vous adresse cette lettre ouverte.
J’écris cette lettre avec passion, car la question qui nous occupe n’est pas simplement théorique. Les Noirs, les Autochtones et les autres personnes de couleur sont constamment exposés à la violence raciste et à la mort. J’ai toujours parlé de cette réalité dans mon travail avec les étudiants, dans ma communauté et dans les espaces sociaux. Je suis maintenant obligée de faire entendre ma voix auprès de vous tous. Nous ne pouvons pas continuer à mettre la poussière de la réalité sous le tapis. Il n’y a plus de place sous le tapis.
Dans notre domaine, nous avons tendance à vouloir protéger les enfants des dures réalités de notre monde, et nous justifions cela par l’argument développementaliste selon lequel les enfants ne sont pas prêts, capables ou intéressés par la race et le racisme. Cela ne saurait être plus éloigné de la vérité. Les enfants sont immergés dans le même monde que nous, et ils ne peuvent s’empêcher d’absorber les valeurs, les croyances et les pratiques qui découlent des idéologies dominantes qui les entourent, la plus dominante d’entre-elles étant la suprématie blanche. Je sais que ce terme rend souvent les gens nerveux, mais nous devons soulever le tapis et voir ce qu’il y a en dessous. Regardez autour de vous. Regardez dans le miroir. Ceux qui s’occupent concrètement des enfants sur le terrain sont diversifiés, mais quand on regarde les dirigeants, les décideurs politiques, les directeurs de départements et le corps enseignant, on constate que vous êtes blancs. Y a-t-il une personne noire, autochtone ou de couleur à votre table? Y a-t-il quelqu’un de non blanc qui vous informe lorsque vous prenez des décisions concernant les enfants et les familles?
Au Canada, les Noirs et les Autochtones ont les résultats scolaires les plus faibles et souffrent des plus grandes disparités en matière de santé, mais ils sont silencieux et invisibles dans le débat sur la petite enfance. Nous affirmons que les premières années sont si importantes et si marquantes pour établir les bases d’une belle vie, et pourtant nous ne discutons pas des conséquences de la suprématie blanche et du racisme qu’elle perpétue.
Il y a des années, lorsque je me suis intéressée au travail sur l’antiracisme grâce au mentorat d’anciens professeurs, j’ai assisté à une réunion avec un grand érudit blanc, chercheur dans le domaine de la petite enfance. Il m’a alors dit : « C’est génial que vous soyez si passionnée par ce sujet, mais tant que les Blancs du secteur de la petite enfance ne décideront pas de changer et de faire de la place pour vous et ce travail, rien ne changera. » Cette citation me hante depuis lors. Avec le manque de réactivité du secteur de la petite enfance face à l’assassinat de George Floyd, j’ai réalisé que ce chercheur avait raison.
Vous êtes peut-être assis là, mal à l’aise, peut-être un peu sur la défensive; après tout, vous avez peut-être assisté à un groupe de discussion entre personnes noires parlant de leur expérience en matière d’éducation de la petite enfance, ou demandé une consultation gratuite auprès de certains groupes marginalisés au sujet de vos initiatives. Vous avez peut-être participé à un atelier sur l’antiracisme et vous vous félicitez de faire partie des bonnes personnes. Mieux encore, vous faites peut-être à vos amis et collègues des suggestions de lectures comme : Comment devenir antiraciste et Moi et la suprématie blanche. Bien que de telles mesures soient utiles, nous devons en faire plus. Ceux qui détiennent le pouvoir dans le secteur de l’éducation de la petite enfance dans ce pays doivent agir de manière à faire émerger une théorie, un programme, une pédagogie et une pratique antiracistes. L’approche anti-biais valorisant la diversité, qui a été popularisée depuis les années 80, n’est pas suffisante. Si c’était le cas, ce pays et le monde ne s’apparenteraient plus à un tel gâchis raciste. Nous devons résolument passer à un cadre théorique et pratique antiraciste.
Comment? Ça commence par vous! Vous devez regarder au plus profond de vous et vous poser les vraies questions : Pourquoi est-ce que je choisis de ne rien faire? De quoi ai-je peur? Pourquoi penser que ce n’est pas à moi d’agir? Pour beaucoup de gens, je pense, l’équité pour tous implique de se retirer et d’abandonner une partie de son pouvoir et de ses privilèges. Soyons honnêtes, lorsque vous détenez tout le pouvoir, y renoncer peut être ressenti comme de l’oppression.Ce n’est que lorsque nous faisons tous ce travail honnête sur nous-mêmes que le changement peut se produire, et ce changement commence de l’intérieur.
Je dis toujours à mes étudiants d’agir contre les injustices survenues dans la vie des enfants, car ces derniers ne peuvent pas toujours se défendre eux-mêmes. Il faut que ce soit notre engagement à tous. Le silence, l’inactivité, le fait d’ignorer les problèmes qui s’accumulent sous le tapis ne sont pas des options. Nous avons la possibilité de travailler ensemble de manière à transformer non seulement notre secteur, mais aussi l’ensemble de la société. Il faut passer à l’action! Aujourd’hui, pas demain!
« La justice est ce à quoi ressemble l’amour en public. » (Dr Cornel West [traduction libre])
Cette lettre, qui vous est adressée ici, est ma façon de montrer mon amour en public.
– Natalie Royer
Natalie Royer EPEI a plus de 15 ans d’expérience de travail auprès d’enfants et de familles à Toronto. Elle a notamment travaillé au sein des services de ressources bénévoles du Bloorview Kids Rehabilitation Hospital, animé des ateliers pour parents à l’Hôpital Enfants Malades, supervisé des programmes scolaires destinés aux femmes marginalisées au sein du Toronto District School Board. Natalie a également eu l’occasion de participer à une étude de deux ans, financée par le Conseil de recherches en sciences humaines de l’Université Ryerson, qui portait sur l’équité en matière d’éducation de la petite enfance. Actuellement, elle enseigne et offre des consultations et ateliers de perfectionnement professionnel aux organismes de garde d’enfants de l’Ontario.